Allocution d’Albert Hangu Gakumba président d’Ibuka M&j à la stelle de Woluwe St Pierre (le 07/04/2010)

Monsieur le Représentant du Ministre des Affaires étrangères de Belgique
Excellence Monsieur l’ambassadeur du Rwanda à Bruxelles,
Excellences Messieurs les ambassadeurs,
Monsieur le Bourgmestre de Woluwé-Saint-Pierre,
Mesdames les Sénatrices et Messieurs les Sénateurs,
Mesdames et Messieurs les Député(e)s,
Honorables diplomates,
Mesdames et Messieurs représentants de diverses institutions internationales,
Distingués invités, Mesdames et Messieurs en vos titres et qualités,

Dans le recueillement et une tristesse incommensurable pour certains, nous nous trouvions, il ya 12 mois, autour de cette stèle, avec la présence très touchante du Ministre des Affaires étrangères du gouvernement fédéral belge, du bourgmestre de Woluwé-Saint-Pierre et de l’aréopage de plusieurs personnalités du Royaume de Belgique, pour rendre hommage et dignité aux victimes du génocide commis contre les Tutsi au Rwanda en 1994 et perpétuer leur mémoire. L’asbl Ibuka-Mémoire et Justice avait alors attiré l’attention des décideurs du gouvernement belge et des promoteurs d’opinions sur sept clarifications nécessaires et légitimes pour éradiquer l’impunité des coupables de ce génocide et corriger l’ambiguïté sémantique à son sujet dans quelques milieux de par le monde, ambiguïté qui est non seulement une catalyse de plusieurs effets pervers dont l’apologie du crime des crimes contre l’humanité et le négationnisme qui lui est consubstantiel et donc une forme d’agression contre les victimes décédées ou survivantes et une source de grande souffrance pour les rescapé(e )s de cette « flétrissure de l’humanité »(1).

Comme nous l’avions déjà épinglé, lors d’une commémoration antérieure, en paraphrasant Abraham Lincoln et Victor Hugo: les massacreurs ou les génocidaires qui commettent ces forfaits sont effrayants mais les spectateurs passifs qui les laissent faire sont épouvantables et tout aussi effrayants. C’est parce qu’on les laisse faire que les massacreurs ou les génocidaires commettent leurs forfaits. La passivité, le manque de volonté politique, la croyance des bourreaux à l’impunité, voilà le moteur pendant 34 ans d’actes génocidaires et 100 jours de génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda au vu et au su de la communauté internationale. Il est inacceptable que cette forfaiture continue, ni ici ni ailleurs…

En paroles, en écrits et en actes, la négation de ce génocide se camouffle avant, pendant et après sa perpétration et, débusquée, s’exhibe parfois sans honte et même avec mépris parce qu’aucune culpabilisation et répression ne lui est appliquée, bien que les instruments juridiques ad hoc existent…ou peuvent être facilement mis en oeuvre.

Mais diront certains pourquoi revenir sur la qualification sémantique ? Parce qu’une catégorie d’intellectuels, de personnes de divers média et de vrais négationnistes osent avancer que les Hutu ont tué les Tutsi et que ceux-ci ont tué les Hutu. Et delà, elle conclut à un génocide rwandais…Certains le font de bonne foi, sans aucun sens critique, en reproduisant purement et simplement le langage de certaines agences ou de certains média, d’autres cependant pratiquent sciemment cette appellation. Et cela pose question.

Est-ce par inadvertance ?

Est-ce par neutralité ?

Est-ce par mesure politique ?

Est-ce par apologie du double génocide ?

Est-ce par négationnisme pur, dur et assumé via ce révisionnisme ?

Est-ce par mépris racial ?

Vous me pardonnerez donc de revenir sur la notion de qualification de l’ignominie qu’a connue le Rwanda en cent jours de 1994 et d’expliciter les raisons de la qualification correcte de ce génocide. Les raisons sont en fait multiples. En voici quelques unes.

Comme nous l’avions souligné à la commémoration de l’année dernière, nous savons que tous les génocides se réalisent sur fond de guerre mais que les victimes des génocides ne sont pas identifiables aux victimes d’une guerre par le fait du motif de leur extermination.

Parler de ‘génocide rwandais’ n’est qu’une supercherie au niveau sémantique et une imposture au niveau de la pensée et de l’histoire car elle détourne de façon insidieuse la réalité historique et juridique des faits. Par ailleurs, cette désignation du crime des crimes contre l’humanité diabolise le Rwanda entier, jette l’opprobre sur tout le
peuple rwandais. Si tous les Rwandais ont tué des Rwandais, qui sont les auteurs du génocide ? Qui sont les victimes ? Qui sont les coupables? Si l’on veut aller au bout de ce raisonnement, ne faudrait-il pas conclure que cet auto-génocide est un génocide sans coupables ni victimes ? C’est précisément ce que vise ce genre d’appellation.

Ce n’est rien d’autre qu’une forme de négationnisme du génocide des Tutsi…ou une apologie du double génocide…
Vous m’excuserez encore une fois de poser la question suivante en me référant à la Shoah : a-t-on jamais parlé de ‘génocide allemand’ ? Jamais. Pourquoi n’en va-t-il pas de même pour le Rwanda ? Tout comme Il n’y a pas eu de génocide allemand, il n’y a pas eu de génocide rwandais. Tous les Allemands ne sont pas responsables et /ou coupables du génocide des Juifs tout comme tous les Rwandais ne sont pas responsables et/ou coupables du génocide des Tutsi.

Un auto-génocide est-il possible ? Non. Serait-il alors par racisme que certains parlent de génocide rwandais ? Pensez à la phrase du président François Mitterand « Dans ces pays-là, un génocide, ce n’est pas trop important »(2)

Qualifier correctement le génocide commis par le ‘Hutu Power’et ses complices au Rwanda présente un autre avantage : celui de ne pas diaboliser tous les Hutu, de discriminer les Hutus qui n’ont pas trempé dans la tentative d’extermination des Tutsi, ni en par paroles, ni en écrits ni en actes et qui ont même, souvent au risque de leur vie, tenté de sauver des Tutsi pourchassés.

Par ailleurs, cette appellation suspecte de génocide rwandais, qui l’a véhiculée le premier dans les média ? A quelles fins ? D’où provient la manipulation de l’opinion ? A qui profite cette manipulation ? Il est à espérer qu’un journaliste d’investigation lève un jour le voile sur cette question.

Il faut dire pour finir que le conseil de sécurité, n’est pas tombée dans le piège et a reconnu ainsi le génocide des Tutsi : (Je cite) :« la qualification de génocide doit être d’ores et déjà retenue en ce qui concerne les Tutsi. Il en va différemment de l’assassinat des Hutu ».(Fin de citation).C’était en novembre 1994, dans sa résolution 955.

En effet, les Hutus massacrés, l’ont été non pas pour leur identité mais parce qu’ils étaient un obstacle à la réalisation du génocide antitutsi. Il en va de même pour les casques bleus Belges.

Pourquoi craint-on de dire la vérité en nommant les victimes et les bourreaux ? N’y a-t-il pas une volonté d’occultation de la vérité et un tour de passe-passe pour que demain, cette ignominie soit classée dans les pertes et profits ? En fait, le génocide rwandais n’existe pas et ne peut exister. C’est pourquoi Ibuka-Belgique qualifie ce génocide de génocide perpétré en 1994 contre les Tutsi au Rwanda par le Hutu Power et ses complices.

Il est frustrant et désolant de constater qu’après 6 ans, la commune de Woluwé-St-Pierre n’ait pas encore trouvé la voie juste, légitime et simple pour que l’inscription au pied de cette stèle ne soit plus ambiguë et n’offre point d’occasion d’actes troublant la sécurité publique et provoquant chaque année la souffrance des victimes survivantes du génocide commis contre les Tutsi au Rwanda En conclusion, Ibuka-Mémoire et Justice vous demande humblement de réfléchir sur les trois éléments suivants :

  • Première réflexion : Le devoir de mémoire et le travail de mémoire sur le génocide perpétré au Rwanda contre les Tutsi ne consistent pas à diaboliser ou à culpabiliser tout un groupe social mais à dénoncer la passivité des pouvoirs, à exiger l’éradication de l’impunité pour les criminels et leurs complices, à exiger la reconnaissance et la réparation pour les victimes décédées ou survivantes et à combattre toute forme de négationnisme. Et tout cela, pour qu’au Rwanda, la coexistence ou la cohabitation, à défaut de la réconciliation, soit possible dans le
    présent, le proche avenir et le futur lointain, pour qu’une récidive de cette monstruosité inhumaine qu’est le génocide ne soit plus possible où que ce soit dans le monde, pour que nos différences, nos identités ne soient plus ‘meurtrières’, mais source d’enrichissement mutuel et de fraternité. Et puis, il faut le répéter : Rien ne peut justifier la neutralité face à un génocide…
  • Deuxième réflexion : La planète-Terre, ses dirigeants et ses habitants ne semblent guère tirer des enseignements, des leçons de son Histoire. Pourquoi l’Europe et le reste du Monde ne s’interrogent-t-ils pas sur leurs civilisations, sur leurs religions et leurs ‘philosophies’ dont certaines secrètent ici ou là des crimes identitaires allant jusqu’à la néantisation de l’autre, à la haine de l’autre jusqu’au crime des crimes contre l’humanité ? L’émergence de cette monstruosité me semble inscrite en filigrane dans certaines doctrines ou conceptions philosophiques, religieuses et sociales. Nous devons nous battre pour purifier ces doctrines, les affiner pour éliminer les scories et ne garder que la perle saine afin de la léguer aux populations
    montantes et/ou futures.
  • Troisième et dernière réflexion : Les commémorations des génocides et crimes contre l’humanité par les organisations nationales ou internationales ou par les Etats ne suffisent pas à exorciser le mal criminel ou génocidaire. Encore faut-il les accompagner de mesures juridiques, politiques, d’instruments de prévention et de sanction ou de répression ainsi que d’instruments pédagogiques. Sans cela, la récidive est possible et même prévisible. Par ailleurs, les commémorations comme celle-ci gagneraient en crédibilité si elles sont suivies par des actions concrètes en faveur prioritairement des victimes survivantes. Les besoins sont immenses dans tous les domaines mais spécialement au niveau de la santé psychosomatique, de l’éducation et du développement économique.
    Dans le monde dit humaniste qui est le nôtre, ces actions seraient dictées à la fois par la solidarité humaine et pour certains pays par une éthique de réparation. Le Rwanda peut compter en cette matière, je présume, sur des pays amis du monde entier tel que la Belgique qui, non seulement a demandé pardon au peuple rwandais, mais organise la justice pour juger les présumés génocidaire sur son sol (déjà 4 procès en cour d’assises). Ce sont des actes courageux et louables surtout quand on pense à l’inaction d’autres pays abritant des présumés génocidaires. En fait, cette justice contribue non seulement à éradiquer l’impunité mais aussi constitue une des formes importantes de soutien à la résilience des victimes survivantes.
    Qualifier correctement le crime des crimes contre l’humanité qui a été perpétré au Rwanda est déjà un pas aussi dans la bonne direction. C’est une des premières réparations que l’humanité doit aux victimes de cette ignominie.

Aussi, une fois de plus, l’asbl Ibuka-Mémoire et Justice sollicite les pouvoirs publics et les médias en général pour que soit adopté la qualification correcte du génocide commis au Rwanda contre les Tutsi et que la commune de Woluwé-Saint-Pierre en particulier procède au remplacement de la plaque commémorative mise au pied de la stèle par un texte non ambigu , qualifiant comme il se doit le génocide commis contre les Tutsi au Rwanda en 1994. Car le texte actuel est objet de pollution de la mémoire du monde et inducteur de négationnisme ; ce qui, selon Pierre Vidal-Naquet, constitue une « deuxième forme d’extermination ».

Au nom des victimes, merci pour votre réconfortante écoute en cette 16ième commémoration du génocide des Tutsi commis en 1994 au Rwanda.

IBUKA-MEMOIRE ET JUSTICE, asbl
Gakumba Albert
Président
07/04/10

(1)expression du Prof.Eric David dans un atelier Ibuka de 2004
(2)Rapportée par Patrick de Saint-Exupéry dans le Figaro du 12.01.98,