Allocution d’ouverture du colloque Ibuka-Belgique du 27 mars 2009 au Sénat Belge par Albert H. Gakumba, président d’Ibuka M&J asbl

Excellences Messieurs les ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Distingué (e )s participant(e )s
Mesdames, Messieurs,

Comme chaque année depuis 1995, Ibuka-Belgique organise, à la veille de la date du 7 avril, des ateliers de réflexions, d’analyses et d’initiation de certaines idées et actions en rapport avec l’éradication du crime de génocide et de crimes contre l’humanité dans une visée d’un monde humainement amélioré et plus solidaire. Cette journée, bien qu’elle ne soit pas commémorative à proprement parler, se trouve, malgré tout sous le signe de l’hommage aux victimes du génocide des Tutsi commis au Rwanda en 1994, puisque c’est elles d’abord qui nous
rassemblent dans cette salle, aimablement mise à notre disposition par le Sénat Belge pour nos échanges de vues.

Aussi, ma première pensée ira d’abord aux victimes de cette infamie de la fin du XXième siècle que fut le 3ième génocide de ce siècle. A cette première pensée, j’associe le souvenir de notre frère et ami, décédé le 07 mars 2009, Me Frédéric Mutagwera, qui fut un des pionniers tenace et efficace d’Ibuka-Rwanda, à qui un hommage spécial doit être rendu pour sa droiture et sa détermination dans la défense des idéaux d’Ibuka. Puis-je vous demander d’observer une minute de silence en mémoire et en hommage aux victimes du génocide des Tutsi au
Rwanda en 1994 et en mémoire de Me Frédéric Mutagwera pour son engagement total pour les causes des victimes de ce génocide ?… (Je vous remercie)

Ma deuxième pensée est une pensée de remerciement au Sénat Belge qui nous accueille dans cette salle des Congrès pour la 3ième fois depuis la 10ième commémoration en 2004. Cette pensée s’adresse plus particulièrement à un des représentants de cette auguste institution, Monsieur le Sénateur Philippe Mahoux, Chef de groupe PS au Sénat, ex Vice-Président et Rapporteur de la Commission Rwanda, dont la constante sollicitude à l’égard du Rwanda et d’Ibuka-M&J, en connivence avec la plupart de ces collègues ici présents, est un gage sûr de son engagement à nos côtés mais aussi d’une ouverture positive sur l’avenir.

Ma troisième pensée s’adresse à vous tous ici présents, qui avez mis entre parenthèses vos occupations habituelles pour participer à ce colloque en venant parfois de très loin, pour nous éclairer sur les thèmes retenus ou pour passer au crible de la critique les exposés des conférenciers ou pour enrichir les sujets traités par vos suggestions pertinentes et peut-être géniales. A cette occasion vous donnez aussi un coup de main à notre association qui aura 15 ans au mois d’août de cette année, l’âge de tous de tous les espoirs et de tous les dangers
dans la vie de la personne humaine comme dans celle d’une organisation humaine. Vous la confortez dans ses aspirations et son engagement à braver le tumulte et les intempéries du temps présent et futur par la culture de la mémoire et la quête de la justice et de la vérité. Ibuka-Belgique, soyez assurés, apprécie à sa juste valeur cet appui et cette solidarité.

Excellences,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Mesdames,Messieurs,

1994-2009 : 15 ans. C’est beaucoup et en même temps c’est infime, presque insignifiant sur l’échelle du Temps de l’Univers. Au niveau de l’espérance de vie humaine, 15 ans ce n’est pourtant pas une durée négligeable, elle est même considérable et digne d’un bilan, d’un temps d’arrêt pour scruter le passé afin d’en tirer des leçons qui peuvent servir à baliser le futur. Mais comme vous le savez tous, il existe bien une relativité du temps : des jours et des mois peuvent paraître soit comme une éternité soit comme un instant fugace. Pour les génocidés et les survivants de 1994 au Rwanda par exemple les cents sinistres jours ont été vécus comme une éternité…et malheureusement cette éternité se prolonge pour la plupart de survivants… Mon propos n’est pas un discours sur
l’Etre et le Temps mais plutôt une sorte d’interrogation sur notre relation aux personnes et au temps qui a suivi le génocide commis contre les Tutsi au Rwanda. Autrement dit, pourquoi notre présence aujourd’hui ici ? Pourquoi
Ibuka tient-elle à organiser annuellement depuis 1995 les ateliers à la veille de la commémoration du génocide des Tutsi au Rwanda ? Quelle est la visée d’un colloque tel que celui- ci ?

Pour répondre à cette question et pour faire court, quelques constats premiers et certains aphorismes sont à rappeler, à savoir que :

  • « Le ventre est encore fécond d’où est sorti la bête immonde » (Berthold Brecht)
  • les blessures et les plaies du génocide mettent énormément de temps à se cicatriser et parfois ne guérissent pas du tout,
  • La négation de l’autre est au coeur même de tout génocide. Et avant et pendant et surtout après,
  • « Le meurtrier tue toujours deux fois. La 2ième fois par l’oubli » selon la phrase
    si juste d’Elie Wissel,
  • -Les êtres humains partagent tous ou devraient partager leur condition humaine, leur commun destin,
    –“ injustice anywhere is a threat to justice everywhere” comme le clamait Martin Luther King Jr (Une injustice quelque part est une menace contre la justice partout),

C’est parce qu’on les laisse faire que les génocidaires et les négationnistes persistent dans leurs forfaits.
Dans le cas particulier du Rwanda, rappelons aussi que :

  • « Le génocide ne peut se comprendre véritablement que dans une longue perspective historique » (Patrick &Jean-Noël Lefèvre.) Et suivant les mêmes auteurs dans leur excellent livre intitulé « Les militaires Belges et le Rwanda-1916 à 2006 » (4) : Rien ne s’est produit ex nihilo.
  • « La France a armé. L’ONU n’a pas désarmé. La Belgique a fui. La communauté internationale s’est tue » (Joël Rubinfeld)
  • « Une grande partie de la dette du Rwanda a servi à armer les auteurs du génocide qui a eu lieu en 1994. Il est inconcevable que le peuple Ruandais rembourse aujourd’hui les créances de ses bourreaux. » selon Pierre Galand
  • Au Rwanda : l’Eglise catholique a perdu son honneur ( dixit Golias) et est
    impliquée dans le génocide des Tutsi,
  • La réparation est nécessaire. Il faut que tous les impliqués dans le génocide des Tutsi contribuent à réparer ce qu’ils ont contribué à détruire.

C’est pourquoi, inlassablement il faut répéter le même refrain et être vigilant : se souvenir pour ne pas récidiver dans les mêmes infamies, les mêmes ignominies, pénaliser les crimes et protéger les générations montantes et futures de cette gangrène qu’est l’idéologie génocidaire.

C’est pourquoi il faut :

  • Lutter contre l’oubli, l’indifférence et le silence face au crime de génocide et face au crime contre l’humanité,
  • combattre le négationnisme et tous ceux qui souhaiteraient que cette innommable ‘flétrissure de l’humanité’ passe par pertes et profits,
  • donner la parole aux rescapés et se mettre à l’écoute de leurs témoignages et de leurs quasi-indicibles souffrances en vue de les rétablir dans leur être et leur humanité, dans leurs droits et leur dignité, les secourir dans leur résilience,
  • s’investir pour la reconnaissance, la justice, la réhabilitation et la réparation envers les victimes de ce crime des crimes, qui en principe, est imprescriptible.
  • appeler le monde à l’engagement pour une certaine pédagogie ou éducation des générations montantes ou futures en vue de conjurer, où que ce soit, la résurgence de l’irréparable, en vue de conforter et de concrétiser le « plus jamais ça ! » et tout simplement le respect de tout être humain.

Autrement dit, les commémorations des génocides et crimes contre l’humanité par les organisations nationales ou internationales ou par les Etats ne suffisent pas à exorciser le mal criminel ou génocidaire. Encore faut-il les accompagner de mesures juridiques, politiques, d’instruments de prévention et de sanction ou de répression ainsi que d’instruments pédagogiques et de soutien de la résilience des survivants. Sans cela, la récidive est possible et même prévisible. C’est donc un impératif de cultiver une vigilance de tous les instants.

Excellences,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Mesdames, Messieurs,

Où en est-on 15 ans après le génocide perpétré au Rwanda par le Hutu Power et ses supporteurs ou complices ?

Après les 6 commissions d’enquêtes indépendantes(1) sur cette infamie, après le TPIR (2) et les GACACA (3)?

Après les coups de boutoir des négationnistes de tout poil et des paradis européens pour génocidaires ?

Il ne s’agit pas de comprendre l’incompréhensible ou de justifier l’injustifiable. Mais pour survivre, nous devons à la fois nous souvenir et en même temps oublier. Fonctionnalité dialectique de la vie qui fera probablement l’objet d’une réflexion du premier conférencier du jour, le Professeur Jean-Philippe Schreiber.

Comment s’est forgée cette horreur et avec quels acteurs ce cancer a pris racine et métastasé au sein du Rwanda et dans la région des grands-lacs africains ?

Après l’extermination par le Hutu Power et ses suppôts de plus d’un million de personnes à très grande majorité Tutsi en cent jours, comment la communauté nationale et internationale a réagi à cette apocalypse et quels sont les résultats obtenus après 15 ans ?

Quel est l’apport de la société civile dans le domaine de la mémoire, dans la quête de la justice et de la vérité historique ?

Quelles sont les lacunes et les dysfonctionnements manifestes dans cet effort post-génocide ?

Quels sont les écueils et les handicaps majeurs à la résilience des survivants et à la refondation du Rwanda ?

Quels sont les enjeux prioritaires pour le futur proche et lointain ?

Cette journée passera en revue et développera tous ces aspects. La première partie s’arcboutera sur le chemin parcouru au niveau de la Mémoire, de la Justice et de la Vérité tandis que la deuxième circonscrira les défis pour l’avenir.

La modération sera assurée par Monsieur Gaétan Sebudandi dans la matinée, et par Madame Rosine Uwonkunda, dans l’après-midi.

Madame Rosine Uwonkunda est médecin-cardiologue, diplômée de l’Université catholique de Louvain-la–Neuve et preste ses services dans les hôpitaux ou Centres médicaux de la province de Namur (Belgique). Elle est membre d’Ibuka-M&J.

Monsieur Gaétan Sebudandi est journaliste, un monument de la radio la Voix de l’Allemagne (Deutsche Welle), émettant de Cologne ; il est très connu dans les média et en Afrique depuis 1964 sous le pseudonyme de Gérard Kalina. Actuellement, il goutte des joies d’une retraite bien méritée à Cologne.

Ces deux parties seront servies par des conférenciers de haut niveau, très compétents, très au fait des thèmes privilégiés par les organisateurs.

En laissant le soin aux modérateurs de les présenter de façon plus approfondie, je brosserai simplement dans cette annonce, leur qualité et le contenu de leur exposé :

Dans l’ordre d’intervention :

  • Jean Philippe Schreiber, maître de recherches au FNRS et professeur à l’ULB, où il a dirigé, de 2003 à 2007, le Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité, sympathisant d’Ibuka depuis sa naissance, nous entretiendra ‘De la mémoire de la Shoah à la mémoire du génocide des Tutsi’,
  • André-Martin Karongozi, avocat au Barreau de Bruxelles et ancien président d’Ibuka-Belgique jettera un regard rétroactif sur la naissance, la croissance et l’évolution d’Ibuka-Belgique
  • François Kayitakire, Docteur Ingénieur en sciences agronomiques et ingenierie biologique, Chercheur ISFERIA, ancien président d’Ibuka-Belgique, aiguisera son sens critique sur la vie d’Ibuka-Belgique,
  • Théodore Nyilinkwaya, licencié en Sc.économiques et Sociales, Enquêteur indépendant, membre éminent d’Ibuka-Belgique, nous livrera le fruit de ses recherches au Rwanda auprès des rescapé (e )s.
  • Michèle Hirsch, avocate au Barreau de Bruxelles et à la CPI, a participé depuis 1995 aux trois procès qui ont eu lieu à Bruxelles devant la cour d’assises. comme avocate des victimes du génocide commis contre les Tutsi et de leur famille. Elle a beaucoup de choses à nous apprendre à propos de cette justice ; je
    vous exhorte à lui prêter une oreille attentive,
  • François Rusanganwa, Commissaire à la Commission de lutte contre le Génocide au Rwanda, membre d’Ibuka-Rwanda et ancien responsable du mémorial de Murambi au Rwanda, qui devait remplacer Jean de Dieu Mucyo
    retenu par ses nouvelles responsabilités de Secrétaire de la Commission de lutte contre le Génocide au Rwanda, ne développera malheureusement pas le thème de l’historiographie de l’extermination des Tutsi au Rwanda et des Défis pour sa réparation et son éradication parce qu’il n’est pas arrivé ce matin en
    Belgique…comme nous l’espérions.
  • Linda Melvern, journaliste d’investigation très connue pour ses excellents ouvrages sur le Rwanda pré et post-génocide, consultante au Tribunal d’Arusha, et Professeur Honoraire au Département de Politique Internationale de l’Université du Pays de Galles, à Aberyst et…aux USA. Sa présence parmi nous aujourd’hui nous honore et nous fait très grand plaisir. Elle a accepté de bonne grâce de surmonter son jet-lag (avant hier elle participait encore à un des nombreux congrès nord-américains où elle est invitée souvent en experte). Notre gratitude est entière… Ses propos ou ses analyses sur les responsabilités des acteurs lointains ou proches de la flétrissure de l’humanité qu’a connue le Rwanda, sont toujours bien documentés, frappés au coin du bon sens ; c’est une
    très grande réveilleuse des consciences.
  • Juergen Schuur, Coordinateur de Project – Juridiction Universelle à REDRESS et à la FIDH se bat pour que l’extradition des présumés génocidaires soit acceptée par les pays européens. Il nous en donnera les résultats.
  • Marie Fierens, collaboratrice au sein du cabinet du Ministre-Président du Gouvernement de Wallonie-Bruxelles (déléguée de Monsieur Rudy Demotte, Ministre-Président), a participé à la mise en forme du concept du Décret-
    Mémoire et nous en fournira le contenu et le parcours.
  • François Roelants du Vivier, Sénateur, mène un combat pour la pénalisation du négationnisme de tous les génocides du XXième siècle depuis bientôt 4 ans. Il fera le point sur ce combat.

Je tiens à exprimer d’avance la gratitude sincère d’Ibuka-Mémoire et Justice à toutes ces conférencières et à tous ces conférenciers de ce colloque tout en leur souhaitant bon vent dans leur prestation !

Excellences,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Mesdames, Messieurs,

Je terminerai mon allocution par la lecture de ces paragraphes tirés d’un article du Professeur Jacques Fierens intitulé « Décret mémoire » : le mal-entendu et mis en ligne par la Libre Belgique le 17 mars 2009 :

« Le phénomène de « mal-entendu » contribue à empêcher de reconnaître aux victimes des crimes contre l’humanité la spécificité de leurs souffrances et de leur sort. »

« Les générations actuelles et futures doivent se souvenir des victimes des crimes contre l’humanité et des génocides et de ce qui a rendu l’horreur possible. Elles doivent entendre, savoir et méditer que si l’être humain est
capable du plus sublime, il est capable aussi du plus odieux, du plus brutal et du plus veule quand il prétend définir lui-même ce que sont le bien et le mal. Elles doivent savoir que nous ne serons jamais assez vigilants à l’égard de ceux qui nourrissent la bête puante.

Des combattants et des résistants, elles devront aussi se souvenir, mais également comprendre, dans l’intérêt de tous, que c’est en réalité une autre histoire ».

Ibuka compte beaucoup sur votre participation active, pertinente et critique au cours des débats et souhaite que les échanges de vue soient empreints de sérénité et d’objectivité, d’écoute et de respect mutuel des intervenants, de bon sens et de volonté de construire du neuf non seulement pour le Rwanda mais aussi pour l’humanité entière. Ibuka-M&J est confiante dans ce creuset, ce laboratoire de réflexions, d’analyses et de propositions ou suggestions pour une certaine nouvelle vision du monde…des humains, débarrassée de ses monstres.

Il ne me reste plus qu’à souhaiter plein succès à ce colloque et à déclarer les ateliers Ibuka de 2009 ouverts. Je passe la parole au modérateur de la séance de la matinée.

Je vous remercie.
————————————–
(1).Le rapport de la commission d’enquête du Sénat Belge de décembre 1997,
.Le rapport de la mission française d’information de décembre 1998,
.Le rapport de la commission indépendante d’enquête de l’ONU de
décembre 1999,
.Le rapport du Groupe International d’éminentes personnalités de l’OUA
de mai 2000,
.Le rapport de la Commission d’enquête citoyenne (CEC) française du 22 au 26 mars 2004
.Le rapport de la Commission rwandaise du 5 août 2008
(2)Sans empiéter sur les interventions des conférenciers, les statistiques actuelles (fin février 2009) ne donnent
pour le TPIR (Tribunal Pénal International pour le Rwanda) qu’un total de 79 arrestations, 41 procès terminés,
65 détenus à Arusha (48) et au Mali (16), 32 condamnés, 6 acquittés et 5 libérés.
(3)Pour le Gacaca au Rwanda, on parle de plus d’un million de jugements en 4 ans sur un total de combien de
présumés génocidaires ? 2 ? 3 millions ? On ne sait pas encore.
(4)Patricks&Jean-Noël Lefèvre, Les militaires belges et le Rwanda 1916-2006, Ed.Racine, Bruxelles 2006.