Etat actuel de la question sur la loi pénalisant le négationnisme des génocides (Shoah, génocide des Arménien, génocide des Tutsi)

INTRODUCTION

La pénalisation du négationnisme est un sujet bien connu des fidèles de ce colloque annuel et une revendication prioritaire d’Ibuka depuis plus de 20 ans. Je ne dois donc pas vous en faire la leçon. Comme le précise le sujet qui m’est confié, je me concentrerai sur ce qui est actuel, c’est-à-dire sur ce qui est advenu en cette matière durant l’année écoulée.

Je limiterai donc mon propos aux éléments nouveaux de ce dossier, à savoir, la proposition de loi du député Gilles Foret.

J’analyserai et critiquerai ce texte en regard de la loi en vigueur et de la proposition concurrente déposée en 2015 par les députés Olivier Maingain, George Dallemagne et consorts. Je dirai ensuite deux mots de l’enseignement du génocide, dans la mesure où ceux qui ne veulent pas d’une loi prétendent que prévenir vaut mieux que punir et qu’en l’espèce la prévention serait réalisée à l’école ou devrait l’être à l’école.

Mais d’abord, rappelons rapidement le contexte légal qui est le nôtre. Plantons le décor.

LA LEGISLATION EN VIGUEUR

La Belgique fait partie des pays qui estiment ne pas devoir tolérer la parole négationniste, au contraire, par exemple, des pays anglo-saxons adeptes du laisser- faire et, donc, du laisser parler, sans doute parce qu’à la différence des pays du « grand large », comme disait Churchill, la Belgique a subi sur son sol et dans sa chair le traumatisme du génocide. Les peuples ont de la mémoire et le peuple belge, on le comprend, ne supporte plus la propagande toxique qui a préparé et justifié le génocide des Juifs, dont il a été une cible à la fin des années 30 et durant la guerre.

A noter qu’avant de réprimer le négationnisme, existait déjà la loi du 30 juillet 1981, dite loi Moureaux, s’attaquant pénalement à certaines manifestations de racisme, mais on s’est vite rendu compte que les négationnistes passaient au travers des mailles du filet, notamment en se parant d’une pseudo-science.

Il fallut donc, en 1992, à l’initiative de deux députés socialistes, mettre en chantier de nouvelles dispositions pénales spécifiques, ce qui aboutit à la loi du 23 mars 1995, qui prescrit principalement ceci :

« Est puni d’un emprisonnement de huit jours à un an et d’une amende de vingt-six à cinq mille francs quiconque, dans l’une des circonstances indiquées à l’article 444 du Code pénal, nie, minimise grossièrement, cherche à justifier ou approuve le génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale.

Pour l’application de l’alinéa précédent, le terme génocide s’entend au sens de l’article 2 de la Convention internationale du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide ».

Grâce à cette loi, adoptée à l’unanimité, on a pu réduire au silence des officines de publications nostalgiques du nazisme.

La proposition de loi ne prenait en compte que la négation du génocide nazi et la loi ne réprime que ce négationnisme-là mais, au cours des débats, la question de son extension au génocide des Arméniens fut posée. Le groupe libéral flamand a probablement exprimé l’opinion générale en estimant que, pour l’heure, les menées révisionnistes ne visent que les « événements de la seconde guerre mondiale ». « Rien n’empêcherait », ajouta-t-il, « d’étendre le champ d’application de la loi en cas de négation ou d’apologie aussi systématique d’autres faits ». Quant au génocide des Tutsi, qui eut lieu l’année précédant le vote de la loi, il n’a été pu être mentionné que lors des derniers débats en commission de la Justice du Sénat. Au moment de voter cette loi, le négationnisme jeune-turc sévissait toujours en Turquie et faisait partie de la communication d’Ankara à l’égard de l’étranger, mais sans être relayé activement en Belgique. Cette loi n’est donc pas un point final. Elle a valeur de principe. Elle peut, si d’autres formes de négationnisme devaient apparaître, être étendue par le parlement. Elle est un outil à la disposition des députés pour intervenir rapidement contre d’éventuels nouveaux types de négationnisme. Il suffirait d’insérer dans la loi quelques mots désignant un autre génocide et la Justice pourrait entrer en action.

Dans les milieux antisémites, on se moque de cette loi en la dénommant la « loi shoah ». Ceux qui colportent ces sarcasmes ne l’ont même pas lue. En effet, la loi ne vise ni la Shoah ni le génocide des Juifs, mais « le génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale ». Si le législateur a voulu avoir égard à la mémoire des victimes, il ne les nomme pas. Il ne saurait donc y avoir concurrence entre les victimes du génocide nazi. Elles bénéficient toutes de la loi. Si des négationnistes venaient à nier l’extermination de Tsiganes durant la guerre, ils pourraient être poursuivis sur base de la loi de 1995. Les Arméniens tiennent à cette formulation car ainsi, si on devait étendre la loi aux événements de 1915, les autres peuples chrétiens victimes des Jeunes-turcs, notamment les Araméens et les Grecs pourraient également se constituer partie civile. Ici encore, pas de concurrence des victimes comme le prétendent ceux qui, en réalité, ne veulent pas d’une extension de la loi de 1995 pour toute sorte de mauvaises raisons.

A l’époque, la compatibilité de la loi avec la CEDH avait été examinée. Les députés observèrent que si le discours négationniste relève en principe de la liberté d’expression garantie par la Convention, la Cour EDH admet que cette liberté n’est pas absolue et qu’elle peut être soumise à des restrictions nécessaires dans une société démocratique. Cette jurisprudence fut résumée par ces mots du professeur de l’ULB Rusen Ergec : « L’Etat de droit, que la Convention présuppose, n’est pas un état d’impuissance. Les valeurs qu’il incarne n’excluent pas la fermeté contre les ennemis de la liberté ». Il est probable cependant qu’à l’époque la Cour se montrait plus respectueuse de la souveraineté des Etats membres qu’elle ne l’est aujourd’hui. Je fais évidemment allusion à l’arrêt Perincek de 2015, qui a chapitré la Suisse pour avoir condamné un politicien turc pour des propos délibérément négationnistes et reconnu à ce dernier le droit d’exprimer ses opinions, qu’il faisait passer pour un avis d’historien, ce qui est une des marques de fabrique du négationnisme.[1]

LA PROPOSITION DE LOI FORET

Le 15 septembre 2017, le député Foret dépose à la Chambre des Représentants une proposition de loi visant à réprimer la négation du « génocide commis contre les Tutsi au Rwanda en 1994 ».

Première observation : le député estime donc nécessaire d’étendre la loi de 1995. Il est loin d’être le premier à manifester cette volonté. Sans vouloir être cruel, on pourrait même dire qu’il arrive comme les carabiniers.

Qu’on en juge :

  • En 1997, dans un décret portant le statut de la RTBF, la Communauté française interdit à la ratio-télé publique de diffuser une émission niant le « génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale ou toute autre forme de génocide ». (« Art. 7.§ 1er. L’entreprise ne peut produire ou diffuser des émissions contraires aux lois ou à l’intérêt général, portant atteinte au respect de la dignité humaine, et notamment contenant des incitations à la discrimination, à la haine ou à la violence, en particulier pour des raisons de race, de sexe ou de nationalité ou tendant à la négation, la minimisation, la justification, l’approbation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale ou toute autre forme de génocide. )»
  •  Par la suite, de nombreux décrets sont publiés visant à interdire l’accès à certaines fonctions publiques ou subsidiées par la Communauté française par des personnes niant le « génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale ou toute autre forme de génocide ».
  • En 2004, le gouvernement (fédéral) saisit la Chambre d’une proposition d’extension de la loi de 1995 dans le cadre de mesures visant à réprimer la cybercriminalité. Lors des débats le principe de l’extension de la loi n’est pas remis en cause mais le vote est remis à plus tard à cause d’une vive pression de la Turquie.
  • Fin 2005, par un jugement mettant en cause l’actuel député-bourgmestre Emir Kir, le Tribunal civil de Bruxelles déclare que le terme négationniste s’applique aussi à la négation du génocide des Arméniens. Il n’est donc pas réservé au génocide des Juifs.
  • A cette époque, des sénateurs MR, Ecolo et FDF déposent des propositions de loi visant à étendre la loi de 1995.
  • 2009 : la Communauté française adopte le décret « mémoires », qui vise à contribuer à la prévention du négationnisme des génocides.
  • En 2015, dépôt à la Chambre d’une proposition de loi des députés Olivier Maingain et consorts.

On voit que, pour l’extension de la loi de 1995, on n’est pas loin du consensus et que cette extension serait déjà chose faite depuis longtemps sans le veto d’Ankara.

Deuxième observation : le député Foret, membre du MR, appartient à la majorité gouvernementale. Ce qui pose cette question : a-t-il pris cette initiative à la demande de son parti ou s’agit-il d’une initiative solitaire ? Le MR était au pouvoir lors du dépôt du projet de loi de 2004. Pourquoi aurait-il changé d’avis sur notre point depuis lors ?  Pourtant la proposition du député Foret est très éloignée de celle de 2004. Elle est même si curieuse et maladroite que l’on répugne à y voir une manœuvre du parti, à moins que le parti veuille faire tester une formule audacieuse par un député, rejoint par 2 autres depuis, à leurs risques et périls.

L’article principal dit ceci :

« Est puni d’un emprisonnement de huit jours à un an et d’une amende de vingt-six euros à cinq mille euros quiconque, dans l’une des circonstances indiquées à l’article 444 du Code pénal, nie, minimise grossièrement, cherche à justifier ou approuve le génocide commis contre les Tutsis au Rwanda en 1994 ».

On comprend que, même si cette disposition ressemble à celle de la loi de 1995, que j’ai rappelée, il ne s’agit pas ici d’étendre la loi existante mais de consacrer aux négateurs du génocide des Tutsi une loi distincte. Ainsi, M. Foret et les deux autres signataires MR de la proposition, veulent offrir aux Tutsi la satisfaction d’une loi rien que pour eux. Ne soulignent-ils pas dans l’exposé des motifs que la loi de 1995 ne s’applique qu’au génocide nazi. Ainsi, si la proposition de loi franchit la rampe, il y aurait une loi pour les Juifs et une loi pour les Tutsi. Chacun la sienne. Les antisémites auront donc eu raison de railler la loi de 1995 en l’appelant « la loi shoah » et, lorsque les débats s’ouvriront en commission, ceux qui ne cessent de dénoncer, à juste titre, les dérives communautaristes du pouvoir monteront au créneau. Ils auront beau jeu d’agiter la crainte de la concurrence des mémoires et des victimes. Je rappelle que c’est pour ces raisons surtout que la loi française réprimant la négation du génocide des Arméniens avait été bloquée par le Conseil Constitutionnel. Cette loi avait soulevé la protestation de centaines d’historiens, d’enseignants et d’académiciens français dans le sillage du mouvement « Liberté pour l’histoire », que de nombreux universitaires belges ont rejoint.

L’existence côte à côte de ces deux lois belges serait d’autant plus incongrue qu’aux Tutsi on accordera une protection moindre qu’aux victimes du génocide nazi. En effet, l’article 7 de la proposition de loi Foret déroge à la règle en matière de procédure pénale. Il est prévu que la constitution de partie civile de la victime ne mettra l’action publique en marche que si le Procureur le veut bien. Autrement dit le parquet décide souverainement s’il y a lieu d’agir. Les parquets étant – on le sait –  débordés par manque de moyens et contraints de classer sans suite massivement, il est douteux qu’une telle loi donne jamais lieu à un jugement. Pourquoi une telle restriction ? La proposition n’en fait pas mystère. Il s’agit d’éviter un incident diplomatique avec un pays « amis ».

J’ajoute que cette proposition permet à ses auteurs de faire plaisir aux Tutsi sans heurter la communauté turque de Belgique et par conséquent la Turquie. Qui oserait provoquer M. Erdogan aujourd’hui, n’est-ce pas ? L’adoption d’une telle loi coulerait donc aussi dans le bronze du Moniteur belge, « en creux » comme on dit, la sidération du législateur face à une communauté d’obédience étrangère bien implantée dans notre pays. Et on se moquera à juste raison du parlement pour sa peur du Turc, une peur que l’on croyait surmontée depuis le XIXème siècle.

Cela dit, je ne crois pas ni nécessaire ni utile de s’agiter en faveur ou en défaveur de cette proposition de loi.

En effet, une proposition visant au même but, mais à l’abri de critiques majeures, a été déposée en 2015 par plusieurs députés, dont MM. Maingain et Dallemagne, et, à ce jour, elle dort dans le « frigo » du président de la commission de la Justice, M. Goffin. Il est peu probable que celle-ci bénéficie d’une priorité, d’autant plus qu’il ne reste à la Chambre qu’une année d’activité avant les élections de l’année prochaine et que le gouvernement a d’autres chats à fouetter.

La proposition Foret ne serait donc – hélas – qu’un geste électoral.

QUID DE LA PREVENTION DU NEGATIONNISME ?

Pour terminer, permettez-moi de déborder mon sujet, pour évoquer la prévention du négationnisme, puisque les opposants à sa pénalisation prétendent que le problème ne peut être réglé que par l’école.

Lorsqu’en 2005, le gouvernement belge a encommissionné la partie de son projet de loi d’extension de la loi de 1995, à la suite de vifs débats, je m’attendais à ce qu’il cherche à couper l’herbe sous les pieds des partisans de la pénalisation en veillant à ce que dans l’enseignement secondaire, notamment au cours d’histoire, les élèves apprennent qu’il y eut des génocides et comprennent ce que cela signifie. Malheureusement, il n’en fut rien. La presse a révélé plusieurs cas de professeurs empêchés, par les élèves ou les interventions de leurs parents, d’enseigner la shoah et lâchés par leur direction. Des cas similaires ont été rapportés de professeur ayant tenté d’enseigner le génocide des Arméniens.

Et la situation ne cesse de se dégrader. Le cours d’histoire est menacé par le « pacte d’excellence » poussé par le ministre Schyns. Le professeur est plus abandonné que jamais. Le 8 février dernier, on a pu voir aux journaux télévisés de la RTBF et de RTL-TVI des images révoltantes d’un professeur tabassé en pleine classe par un de ses élèves, à l’athénée de la Rive gauche à Bruxelles. La presse voulait manifestement jeter un pavé dans la marre. RTL-TVI avait mobilisé son meilleur reporter. On faisait grand cas des violences envers les femmes et on oubliait celle, d’une autre dimension, envers les professeurs. La diffusion de ces images a suscité … un grand silence. Ni le ministre de tutelle, ni aucun élu politique n’a élevé de protestation ou manifesté sa sympathie à la victime. Je m’en suis moi-même étonné auprès de plusieurs députés connus. Aucun ne m’a répondu. L’un d’eux a même prétendu ignorer les faits. Qu’on n’oppose plus à la pénalisation du négationnisme que l’école ferait mieux l’affaire.

La prévention continue dans le cadre du décret « mémoires » mais on sait que les initiatives qu’elle suscite sont parascolaires et de dimension modeste. De plus, elles sont fragiles et peu soutenue par le pouvoir politique. J’ai ainsi appris qu’un professeur de religion musulmane d’origine turque qui, en 2007, a saboté une activité organisée dans son école par le Centre Communautaire Laïc-Juif-David Susskind et financée par la Communauté française, parce qu’il y était question du génocide des Arméniens, a été récemment promu inspecteur.

CONCLUSION

Mesdames et Messieurs,

Croyez-moi désolé de vous peindre un tableau bien sombre. Je ne puis cependant mentir lorsqu’il s’agit de commémorer un génocide. Comme le disait Voltaire : « On doit des égards aux vivants ; on ne doit aux morts que la vérité. »

Il me reste à remercier Ibuka de son invitation et vous tous de votre attention.

Le 26 mars 2018

Au Parlement européen, lors du colloque annuel d’Ibuka,

Michel Mahmourian

[1] Un récent arrêt de la CEDH, en cause d’un leader politique turc champion du négationnisme, a brouillé les cartes. L’arrêt 15 octobre 2015 estime que la Suisse a violé la liberté d’expression de Perincek en le condamnant au pénal pour ses déclarations provocantes au sujet du génocide des Arméniens, sur la base d’une loi pénale assez similaire à la nôtre. Cet arrêt a soulevé de nombreuses et sévères critiques quant à la procédure autant qu’au fond.

Tout en soulignant qu’elle « n’a pas à dire si la criminalisation de la négation de génocides ou d’autres faits historiques peut en principe se justifier », la Cour, faisant la balance des intérêts en présence, a examiné le poids relatif à attribuer, au vu des circonstances particulières, à la liberté d’expression et aux « intérêts » de la communauté arménienne ; ce qui l’a amené à conclure que la condamnation pénale de Perinçek pour la négation de la qualification juridique de génocide des atrocités commises par l’Empire ottoman, n’était pas, en l’espèce, nécessaire au regard des exigences d’une société démocratique.

Il est regrettable que la jurisprudence oppose à la liberté d’expression d’un négationniste, l’intérêt des Arméniens et la protection de leurs droits, comme si la propagande des successeurs des Jeunes-turcs n’affectait pas tout citoyen d’une société démocratique ; comme si la haine raciale, tel le nuage de Tchernobyl, s’arrêtait au-dessus de la tête des Européens d’origine arménienne.