Damien Rwegera, anthropologue (Photo : Aimable Karirima)

Le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994 face au déni

Stratégies pour combattre le discours négationniste et promouvoir le respect d’un fait historique de notoriété publique (Damien Rwegera, anthropologue) Colloque IBUKA Belgique, 25 mars 2022

 

Mr le Ministre de l’Unité Nationale et de l’Engagement Civique,

Mr l’Ambassadeur du Rwanda en Belgique,

Mr le Président d’Ibuka Belgique,

Je voudrais d’abord remercier Ibuka Belgique qui m’a fait l’honneur de m’inviter à m’exprimer à ce colloque sur le sujet suivant :

« Le négationnisme, un discours consubtantiel au génocide : comment le déconstruire et le combattre ».

Damien Rwegera, anthropologue

Au cœur de tout génocide, avant même qu’il ne soit commis et attesté comme un fait historique indubitable se trouve la négation de l’humanité en particulier la négation de l’humanité du groupe visé par le génocide. Cette négation est à la base même de tout projet génocidaire. Elle est de ce fait consubtantiel au génocide durant sa lente et longue préparation, sa planification, son exécution et sa négation publique après qu’il ait été commis.

Le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994 n’échappe pas à cette logique de négationnisme qui nourrit constamment une idéologie politique pratiquement impossible à combattre, mis à part sa répression par des lois appropriées, dans les espaces dites démocratiques de liberté d’expression.

S’il est plus aisé de réunir les éléments du négationnisme comme discours consubstantiel au génocide, il est, en revanche, moins aisé de le déconstruire et de le combattre.

Mon propos n’a de prétention que d’indiquer des pistes de compréhension du discours négationniste, phénomène largement connu du grand public pouvant mobiliser des spécialistes de diverses disciplines au cours d’un colloque comme celui-ci et qui pourtant demeure violent et dévastateur échappant à tout contrôle comme le génocide dont il est intrinsèquement consubstantiel.

Dans un premier temps, je voudrais procéder à un rappel de quelques faits historiques qui ont construit à bas bruit la lente maturation, dans le temps et l’espace, du fantasme de l’élimination totale des tutsi et qui a abouti à la planification intellectuelle et matérielle et à l’exécution du génocide des tutsi en 1994.

Dans un deuxième temps, j’essaierai de démontrer en quoi le négationnisme est un discours consubstantiel au génocide et en particulier au génocide perpétré contre les tutsi.

Je terminerai mon exposé par quelques réflexions sur comment déconstruire et combattre le discours négationniste.

Vous l’aurez compris, ce n’est évidemment pas ici une partie de plaisir loin de là.

1. Rappel de quelques faits historiques ayant construit pas à pas l’imaginaire de la haine des tutsi et le fantasme génocidaire qui a conduit à la planification de l’élimination des tutsi au Rwanda en 1994.

La constitution dans l’imaginaire hutu de la dangerosité des tutsi comme groupe venu de l’étranger et donc non rwandais s’est imposé pendant la longue nuit du temps colonial. Cet imaginaire de haine anti- tutsi a été nourri et renforcé par des chansons populaires exécutées avec délectation par exemple par des groupes d’animation de l’Université Nationale du Rwanda. Le texte de l’une de ces chansons ne laissait pas de doute sur les intentions des chanteurs et ce, bien avant l’existence du « Hutu Power » : « Ishyamba ryatemwe nande, ryatemwe na gahutu, gatutsi amuhanze amaso, none ubu arabaza iki ? »( qui a défriché la forêt, c’est gahutu, pendant que gatutsi le regardait  faire, et maintenant qu’est-ce qu’il veut ? ).

Je ne prends pas tous les faits historiques que je rappelle pour des éléments constitutifs de la préparation proprement dite du génocide des tutsi mais comme des faits qui ont contribué à la création d’un contexte historique, de production d’un imaginaire de haine anti-tutsi et d’un discours génocidaire.

Je rappelle ces faits historiques bruts dont la plupart sont connus  pour souligner que le génocide perpétré contre les tutsi n’est pas le fruit du hasard ni d’un accident de l’histoire mais qu’il est bel et bien le résultat d’une idéologie et d’une volonté politique d’un Etat souverain ayant été nourri à la mamelle précisément de ces faits historiques dont personne ne peut nier l’existence. Ces faits sont, me semble-t-il, des éléments de déconstruction du discours négationniste.

Les voici dans l’ordre chronologiques et leur logique implacable :

  • Le 7 juin1899, Dr Kandt, futur résident impérial allemand du Rwanda a écrit une lettre à Mgr Gerboin, missionnaire Père blanc qui était en Ouganda : «  Autrefois j’écrivais, oui le Rwanda est un pays plein d’espérances quand nous pourrions détruire le pouvoir des Watusi. Maintenant je dis , ça ira avec et sans les Watusi ». Il   poursuivit plus loin : «Alors , venez , voyez et vainquez ».

Richard Kandt qui était un protestant allemand d’origine juive invitait ainsi des missionnaires français à venir accomplir au Rwanda un dessein politique, celui de coloniser un pays en commençant par détruire l’identité, la culture et l’unité de ce pays. Ils avaient tenté en effet de faire la même chose en Ouganda d’où ils avaient été chassés.

Nous devons cette lettre au livre de Stefaan Minnaert : « Histoire de l’évangélisation du Rwanda. Recueil d’articles et de documents concernant le cardinal Lavigerie, Mgr Hirth, le Dr Kandt , le P. Brard, le P.classe, le P. Loupias, le chef Rukara, Mgr Perraudin etc.., Kigali 2017 p.63 et 64.

Concernant l’arrivée des Pères Blancs au Rwanda en 1900, Minnaert écrit ceci à la p.63 de son livre : « Il s’agit d’un événement banal mais qui , à long terme, a eu des conséquences irréversibles pour la société rwandaise. Tout en voulant faire du bien, ces missionnaires susciteront par leur intervention socio-politique et leur enseignement une série de drame qui aboutiront finalement à l’apocalypse de 1994. Aujourd’hui ils s’enferment dans un mutisme absolu refusant leur part de responsabilité, vis-à-vis des heurs et malheurs du Rwanda ».

(Photo : Karirima)

Minnaert indique que : « De cette lettre, il existe une copie qui a survécu aux tourments du passé en rappelant que Mgr Hirth a brûlé ses archives personnelles et celles de Mgr Classe et que plus tard les archives de l’archidiocèse de Kabgayi ont été « nettoyées » quand Mgr Perraudin a pris sa retraite ».Nous sommes ici  en face  de l’une des stratégies les plus connus de déni de faits historiques par la destruction volontaire ou le « nettoyage » des archives. La commission Duclert, en France, a rencontré ce problème à propos des écrits de Jean Christophe Mitterrand dont  on n’a pas trouvé trace dans les archives consultées.

  • A partir de 1931, L’administration coloniale belge a institué le « book » ou carte d’identité avec mention d’ethnie  Hutu, Tutsi ou Twa . Dans les années 80, la Président Habyarimana a refusé l’instauration de carte d’identité sans mention ethnique en  affirmant que chaque rwandais devait être fier de son origine ethnique et de son physique. Ces cartes ont bien évidement été les instruments efficaces de la mort des Tutsi pendant le génocide.
  • Le 24 mars 1957 , le manifeste des Bahutu est écrit par 9 personnalités de l’élite hutu soutenue par la hiérarchie de l’Eglise Catholique. Le manifeste des Bahutu aura entr’autres des conséquences concrètes pendant le génocide de 1994. Il demandait en effet le maintien de la mention ethnique sur la carte d’identité et la consultation de médecins pour les cas de métissage.
  • Le 9 octobre1959 : Fondation du Parmehutu, parti clairement anti-tutsi et ancêtre du « Hutu Power ». Il a mis en pratique le programme de faire la chasse aux tutsi en les tuant et en les poussant hors du pays. Dans les campagnes rwandaises des années 60, la jeunesse parmehutu, ancêtre des milices interahamwe, armée de gourdins et de machettes semait la terreur en criant, « Agapha kaburiwe n’impongo » littéralement : la gazelle se fait tuer alors qu’elle a été prévenue » ou un homme averti en vaut deux. Remarquons l’animalisation des tutsi, 30 ans avant le génocide, assimilés ici à la gazelle insouciante du danger de mort qui la guette.
  • Le 11mars 1964 : Le président Grégoire Kayibanda prononce un discours à Kigali , à l’adresse des Rwandais en exil pour leur dire qu’ au cas où Kigali, la capitale, serait prise par les réfugiés « … ce serait la fin totale et précipitée de la race Tutsi ». Le régime Habyarimana n’attendra pas que Kigali soit pris pour mettre en pratique les prévisions de Kayibanda.
  • Le 27 juillet 1986 : Le comité central du MRND ( Mouvement    Révolutionnaire National pour le Développement), parti unique de Habyarimana, a annoncé qu’il n’autorisera pas le retour dans leur pays aux réfugiés rwandais.
  • Le 10 décembre 1990 : Kangura, un périodique extrémiste anti-tutsi a publié « les dix commandements du hutu », lesquels avaient déjà été  publiés en 1959 par Joseph Habyarimana Gitera qui a fondé le parti  « APROSOMA : Association Pour la Promotion Sociale de la Masse », la masse voulant dire Hutu.
  • Juillet 1991 : Les partis extrémistes MRND et CDR ont proclamé l’idéologie nationaliste anti-tutsi de « Hutu Power ».
  • Le 21 Septembre 1992 : Une commission de 10 officiers de l’armée avec à sa tête le colonel Déogratias Nsabimana dit Castar, chef d’état-major de l’armée rwandaise, chargée de la « définition de l’ennemi », a désigné explicitement « les tutsi de l’intérieur et de l’extérieur » comme ennemi.
  • Le 15 novembre1992 : Juvénal Habyarimana a qualifié les accords d’Arusha de « chiffon de papier » et salué l’action des miliciens Interahamwe.
  • Le 22 novembre1992 : Léon Mugesera Vice-président du MRND , dans sa s/préfecture de Kabaya , dans un discours public, a justifié le génocide exécuté 2 ans plus tard, en s’adressant aux tutsi en ces termes : « votre pays c’est l’Ethiopie et … nous allons vous expédier sous peu chez vous via la Nyabarongo en voyage expres». Effectivement, pendant le génocide, des milliers de tutsi ont été jetés dans la Nyabarongo pour les faire rentrer en Ethiopie par le chemin le plus court. Léon Mugesera que j’ai bien connu et fréquenté comme collègue à l’Université Nationale du Rwanda pendant 9 ans est un homme passionné et qui ne parle pas en l’air. Je ne crois pas me tromper en disant que ce discours était conforme à l’état de préparation/planification du génocide à cette période. Du point de vue des extrémistes de l’Akazu, il devenait dangereux en dévoilant les détails du projet génocidaire et c’est l’une des raisons pour laquelle il a été exfiltré vers le Canada.
  • Le 28 février 1993 : En visite à Kigali, Marcel Debarge, Ministre français de la coopération a demandé la création d’un « front commun Hutu ».
(Photo : Karirima)

Les faits historiques irréfutables que je viens de rappeler ont été choisis pour leur pertinence et leurs effets significatifs dans l’enchaînement des éléments constitutifs de la planification intellectuelle et matérielle du génocide des Tutsi. Leur existence historique a l’avantage de ne pouvoir être niée ni falsifiée.

Ils sont les maillons précurseurs et prémonitoires, les signes annonciateurs du cataclysme et font entièrement partie de l’histoire du génocide des Tutsi.

Un examen minutieux de ces signes révélerait sans doute des ressorts insoupçonnés de la préparation du génocide.

Il faudra bien s’y atteler parce que ces éléments ne me semblent pas relever du hasard, ni de l’accident mais ont acquis un sens à intégrer dans l’analyse du fait social total qu’est le génocide.

Nous ne pourrons pas déconstruire et combattre le négationnisme en faisant l’économie d’un examen sérieux de chacun de ces faits historiques qui se sont imposés comme éléments majeurs de l’imaginaire génocidaire.

2. Le négationnisme, un discours consubstantiel du génocide perpétré contre les Tutsi.

Le négationnisme est consubstantiel au génocide  en ce qu’il est  intégré au sein même du projet de génocide. Avant le génocide, le négationnisme est invisible comme la planification même du génocide. Ainsi tout au long des procès du  TPIR, le Tribunal Pénal International pour le Rwanda à Arusha., le problème de la planification du génocide perpétré contre les tutsi a occupé une place centrale. L’enjeu était bien le déni de ce génocide par le biais de l’affirmation de la spontanéité des tueries et donc de l’absence de planification par les accusés.

(Photo : Karirima)

La bataille des chiffres concernant le nombre des victimes était aussi à mon sens de l’ordre du négationnisme. L’ONU estimait entre 500.000 et 800.000 le nombre des victimes. En dehors de critères établis d’évaluation du nombre, il était facile de minorer le génocide en donnant, comme l’a fait le film «untold history » à la BCC, un chiffre suffisamment faible de 200 000 victimes. L’affirmation de double génocide, autre cheval de bataille du négationnisme, était aussi alimenté par le flou artistique des chiffres.

D’autres affirmations péremptoires d’une légèreté déconcertante étaient régulières dans la bouche des accusés : « c’était la guerre » , « c’étaient des tueries inter-ethniques ».

Sur le plan individuel, le déni d’un crime est toujours une stratégie de défense. Sur le plan collectif et s’agissant de crimes de masse, le déni n’est pas seulement une stratégie de défense mais devient un discours construit, écrit et se transforme en une idéologie, le négationnisme. Il est même devenu une arme politique utilisé à tort et à travers contre le gouvernement rwandais, par exemple, et contre le chef de l’Etat rwandais.

On ne le dira pas assez, le négationnisme a été construit en même temps que la planification du génocide. Il sert à la fois, de manière contradictoire, de justificatif du génocide conçu comme réponse et solution finale à tous les problèmes connus au Rwanda depuis le temps colonial et que ni la « révolution sociale » hutu, ni la première république et la deuxième république n’ont résolus. Les responsables et planificateurs du génocide croyaient comme à un dogme à cette solution finale aux problèmes qu’ils avaient créés eux-mêmes. Dans leur fantasme, ils croyaient aussi que le discours négationniste préparé en même temps que le génocide allait servir comme pièce maîtresse de l’histoire de leur victoire sur l’ « ennemi tutsi ».

(Photo : Karirima)

La consubtantialité du discours négationniste avec le génocide trouve sa concrétisation dans la vie quotidienne actuelle sur les collines rwandaises. En effet, nous sommes, au Rwanda, dans une période où des bourreaux viennent de sortir de prison, ayant terminé leurs peines. La plus part de ces bourreaux ont nié leurs crimes et juré par tous les dieux et sur la tête de leurs enfants qu’ils n’ont jamais tué qui que ce soit. Une fois rentrés chez eux, ces bourreaux croisent quotidiennement des membres rescapés des familles qu’ils ont tuées. La douleur que ce genre de rencontre provoque chez les rescapés est indicible surtout quand ces bourreaux continuent de nier les faits pour lesquels ils ont été condamnés. Ces scènes de vie quotidienne sont la signature de la violence que produit le discours négationniste qui prolonge à sa manière l’imaginaire génocidaire.

3. Comment déconstruire et combattre le discours négationniste.

Une bonne connaissance et une analyse du discours négationniste pourrait faciliter la lutte contre ce discours responsable de la  persistance de l’idéologie génocidaire. Nous aurons, sans doute, besoin du concours des linguistes pour déconstruire ce discours et le combattre avec des armes efficaces.

Le langage du discours négationniste renverse de manière occurrente l’ordre normal de la construction du sens. Il fait constamment appel au renversement du sens en mettant le signifiant au dessus du signifié. Ainsi, en dépit de toute logique et de toute évidence, le discours négationniste, usant et abusant d’un vocabulaire et d’une grammaire qui surprennent par les multiples combinaisons syntagmatiques, nie la réalité et sème tout simplement le doute dans l’esprit d’un public non averti. Plus son vocabulaire est outrancier plus il est opératoire, plus sa syntaxe est tordu, plus il attire et fixe l’attention.

Le discours négationniste utilise des artifices qui relèvent souvent du domaine comportemental. Dans les émissions radiophoniques des extrémistes professionnels du négationnisme, des propos frisant le délire sont tenus défiant toute logique, des insultes sont proférées, des mensonges éhontés sont promues vérités, des menaces sont impunément adressées à des personnes nommément désignées.

Pour combattre efficacement le discours négationniste, il nous faudra d’abord accepter que le négationnisme est un délit et non pas une opinion. S’il est, en effet, une opinion, aucune loi ne peut le réprimer sans enfreindre les lois protégeant la liberté d’expression. Pour la France, Maître Gisagara a montré qu’il était possible de se battre pour faire adopter une loi réprimant le délit de négationnisme. Cette loi existe désormais grâce à l’action pugnace de la Communauté Rwandaise de France(CRF). Mais même avec l’existence de lois anti-négationnisme dont certaines ne sont pas applicables dans plusieurs pays européens, il faudra continuer à combattre le discours négationniste par d’autres moyens. Peut-être que la construction d’un appareil de communication de très haut niveau capable de détruire méthodiquement  le discours négationniste sera nécessaire. Il devrait impliquer des spécialistes de plusieurs disciplines : droit, histoire, sciences politiques, anthropologie, sociologie, linguistique, psychologie etc. Il s’agit de la mise en place d’une communauté de réflexion et d’action pour constituer un corpus idéologique fort capable d’atténuer considérablement les effets néfastes du discours négationniste et de préserver les générations futures de tout autre génocide.

Je vous remercie